Défendre à l’aide juridictionnelle

Un article Du Monde daté du 8 mars 2016 qui permet de comprendre les problématique de la défense en général et de l’aide judictionnelle en particulier.

A Lille, les avocats combattent la justice au rabais

Jean-Jacques Urvoas, le nouveau ministre de la justice, s’apprête à « rouvrir le dialogue » avec les avocats sur l’aide juridictionnelle avec « un calendrier serré ». Une gageure. Quatre mois après la fin du mouvement national de grève des avocats, les problèmes posés par ce mécanisme à bout de souffle d’indemnisation de la défense des plus démunis restent entiers. Les défenseurs en robe protestaient contre le projet d’extension du nombre de justiciables bénéficiaires (le plafond de ressources a été relevé à 1 000 euros) en l’absence de revalorisation des barèmes des actes et de financement public pérenne. A Lille, où la mobilisation avait été particulièrement forte, l’amertume est toujours là après cette fin de grève vécue comme « une trahison de Paris, de Christiane Taubira et de nos instances nationales ».

Tout est tranquille, pourtant, ce matin de février, au palais de justice. Sur le PC qu’elle vient d’allumer, un seul courriel du parquet s’ouvre pour annoncer le déferrement d’un homme pour « vol aggravé ». Anne-Caroline Chiche, jeune avocate, ne sait rien d’autre de ce« client » qu’elle devra défendre à 14 heures devant la chambre des comparutions immédiates du tribunal correctionnel. Son dossier sera disponible à partir de 11 heures. De son bureau exigu, à l’étage de l’ordre des avocats, elle assure six jours par mois la coordination pénale. Mise en place par le barreau de Lille dans le cadre d’une convention avec l’Etat, cette organisation vise à améliorer la qualité de la défense d’urgence.

L’objectif est de contrecarrer la pente naturelle vers une défense au rabais que semblent provoquer les mécanismes de financement de la défense des plus démunis. « Les tarifs de l’aide juridictionnelle ne permettent pas aux avocats de rentrer dans leurs frais », affirme Vincent Potié, le bâtonnier de Lille. Conséquence, la seule façon d’être bénéficiaire est de faire de l’abattage. « C’est la perversité du système, certains avocats peuvent gagner jusqu’à 10 000 euros par mois ou bien davantage uniquement à l’aide juridictionnelle », se scandalise le représentant des avocats lillois, qui accuse l’Etat d’être « responsable du développement de ce sale boulot ».

« L’AJ, c’est d’abord beaucoup de paperasse »

Anne-Caroline Chiche voit le tout-venant de la délinquance qui, après vingt-quatre ou quarante-huit heures de garde à vue dans les locaux de la police, passe en jugement ou devant le juge d’instruction. Quand trop de dossiers arrivent en même temps, elle sollicite l’avocat de permanence.

Ce grand jeune homme filiforme n’est pas venu pour rien… puisqu’il apporte les croissants à sa « coordi ». Guillaume Crevillier, avocat depuis quinze mois, ne sera payé de sa permanence pénale que s’il a un dossier à plaider. Il en profite pour tenter de débrouiller une demande d’aide juridictionnelle (AJ) qui vient d’être refusée. Elle est attribuée en fonction des ressources de l’ensemble du foyer. Pas de chance, la jeune de 18 ans pour laquelle M. Crevillier a été commis d’office est domiciliée chez sa mère, non éligible à l’AJ. Le procès est prévu mi-mars, il lui reste un peu de temps pour convaincre le bureau de l’AJ qu’elle a rompu avec sa mère et vit à droite et à gauche. A défaut, il ne sera pas payé pour la défense de cette « cliente » et devra s’en remettre à sa générosité.

« L’AJ, c’est d’abord beaucoup de paperasse », confirme Anne-Caroline Chiche. Cinq ans après avoir prêté serment et quatre après avoir ouvert son propre cabinet, près de 80 % de ses revenus sont liés à l’aide juridictionnelle. En début de carrière, c’est un passage obligé. La rémunération de la défense d’urgence vient compenser les autres prestations à l’aide juridictionnelle. Entre les permanences de garde à vue (indemnisées 300 euros la garde à vue, dans la limite de 1 200 euros par 24 heures) ou les permanences pénales (457,35 euros hors taxes par jour, quel que soit le nombre de dossiers), le complément est appréciable.

Quentin Lebas, dont le cabinet est implanté dans un quartier populaire de Roubaix, en est sorti. Environ 10 % de son activité « est à l’AJ », contre 90 % à ses débuts, il y a dix ans. « Pour faire une défense de qualité à l’AJ, il faut avoir par ailleurs une clientèle qui rapporte », justifie-t-il. Commis d’office le mois dernier dans un dossier lourd de criminalité organisée, il percevra un peu plus de 1 000 euros à l’issue de l’instruction, dans deux ans ou plus. « Pour préparer l’interrogatoire prévu en avril, j’ai dû copier et lire les 2 000 pages du dossier récupéré chez le juge d’instruction par mon collaborateur au bout de la quatrième tentative, visiter mon client en détention avec un interprète, et nous ne sommes qu’au tout début de la procédure », détaille-t-il de sa voix calme et posée. Selon lui, cette affaire serait facturée 5 000 euros ou plus en libéral.

« Je ne refuse jamais un dossier »

« Je ne refuse jamais un dossier à l’AJ », promet M. Lebas, qui affirme poursuivre « par conviction et devoir ». Un procès en correctionnelle remboursé 200 euros à l’aide juridictionnelle est payé entre 1 000 et 3 000 euros en libéral. Parfois, certains avocats parviennent à convaincre leur client de faire jouer la solidarité familiale plutôt que de solliciter l’AJ.

« C’est un gouffre financier qui pèse sur mon cabinet », assure Aurélie Lebel, voulant faire mentir l’idée que le civil serait moins mal traité que le pénal. Installée dans un quartier plus aisé de Roubaix, l’affaire de cette spécialiste du droit de la famille tourne bien, très bien même. Elle a trois collaborateurs et une secrétaire. « Le seuil de rentabilité pour financer un cabinet est de 140 euros de l’heure », assure-t-elle.

Sur la feuille de procédure de ce client qui cherche à faire reconnaître son autorité parentale sur le bébé que son ex-compagne a emmené dès la naissance, l’avocate a déjà comptabilisé 14,36 heures de travail, entre les deux audiences devant le juge des affaires familiales ou les 33 lettres envoyées. « A l’AJ, cette procédure, c’est 347 euros hors taxes, ce qui fait 24 euros de l’heure », s’étrangle-t-elle, assise dos au miroir doré qui illumine les murs anthracite de son bureau. Aurélie Lebel refuse régulièrement des clients à l’AJ afin de les cantonner entre 5 % et 10 % de ses dossiers, soit 1 % ou 2 % de ses revenus. « C’est le seul moyen d’assurer la même qualité de prestation à tous mes dossiers », justifie-t-elle.

Au civil comme au pénal, les clients ainsi refoulés se retournent vers les stakhanovistes de l’AJ. Avec une prestation de qualité nécessairement plus incertaine. Certains préfèrent se présenter carrément sans avocat devant le juge. « Ils n’y perdent pas toujours », tempère, perfide, la greffière d’une chambre correctionnelle.

Trente minutes d’entrevue

En matière de droit des étrangers, la situation est pire encore. « Il est fait en sorte que ce soit non viable économiquement », décrypte l’avocate Eve Thieffry, depuis dix-sept ans dans la partie. Là encore, le barreau de Lille s’est organisé pour assurer une qualité minimum avec une coordination des permanences et un nombre maximum de dossiers par avocat et par jour. « Le seul moyen de financer un cabinet dans ces affaires indemnisées 360 euros, qu’elles prennent 48 heures, quatre mois ou deux ans, est de les gagner », confie l’avocate. Lorsque l’Etat perd, il est condamné à payer les frais de procédure, à hauteur de 1 500 euros en moyenne.

Pendant ce temps, l’audience des comparutions immédiates tire à sa fin. Le client d’Anne-Caroline Chiche est condamné à huit mois de prison ferme, avec mandat de dépôt à l’audience. « Qu’il ne soit pas relaxé est une évidence, mais c’est cher payé pour le vol d’un portable et d’un ordinateur », s’offusque la coordinatrice. Le prévenu, « agaçant avec tout le monde et peu clair avec ses différentes identités », avait été formellement reconnu sur les images de vidéosurveillance du métro de Lille.

Quant au jeune avocat permanencier, il a finalement hérité d’une comparution immédiate. Mais n’a disposé que de trente minutes pour rencontrer son « client » dans les geôles du palais de justice. Cet homme, accusé de violences sur sa femme, sa belle-sœur et son beau-père, comparait le visage tuméfié, car il aurait été roué de coups par ses deux beaux-frères. Le président de la chambre refuse le complément d’information plaidé par M. Crevillier, mais renvoie l’affaire à une nouvelle audience de jugement quatre semaines plus tard et décide, en attendant, de placer en détention cet homme, qui a du mal à s’exprimer et à comprendre les questions qui lui sont posées à la barre. Pour être de qualité, la défense des plus démunis manque peut-être aussi de temps.

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